MICHEL TYSZBLAT
par MICHEL TYSZBLAT


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Revenons à l’X

Par Michel Tyszblat (2001)

Allongé à plat ventre sur les galets de la plage de Cagnes sur Mer, je contemple la perspective qui se déroule en rase motte devant mes yeux.
J’ai dix-huit ans et je ressens une forte impression qui agit comme un déclic.
Parfois les choses importantes de la vie se décident en quelques secondes, sur presque rien, et c’est vrai que ce jour-là je décide d’être peintre.
Cette histoire de perspective, je la retrouve peu ou prou tout au long de mon parcours.
L’X que dessinent les lignes des toits et des trottoirs qui se rejoignent au niveau du point de fuite lorsqu’on observe une rue en enfilade, détermine le principe structurel de composition que j’utiliserai désormais plus ou moins consciemment.
L’X, c’est le symbole du dynamisme dans l’équilibre mais aussi de l’ambiguïté, de l’ambivalence et de l’inconnu.
Et ce n’est sûrement pas un hasard si c’est à partir du cubisme de André Lhote que je me suis formé.
C’est avec lui que j’ai appris les résultantes de force et comment s’entremêlent les couleurs chaudes et les couleurs froides, les droites et les courbes, l’ombre et la lumière. C’est là que s’annonce pour moi la récurrence de l’éclatement, du morcellement kaléidoscopique de la réalité.
Revenons à l’X.
En son centre, j’y vois comme un nœud, un point vital à partir duquel se déploient les vecteurs en extension – expansion.
Le moteur à explosion que je peins dans les années 70 est pour moi le symbole, la métaphore de la matrice qui engendre l’énergie.
On est à l’époque de la figuration narrative. Et ce qui m’intéresse c’est la technique, l’électroménager, les machines si parfaites, si polies dans leur apparence et si complexes dans leur ventre.
On y retrouve l’ambivalence, ou la complétude, ou les deux.
Entre l’appolonien et le dyonisiaque, le galet et l’X.
Un beau jour, dans ce monde chosifié d’où toute présence humaine semblait bannie, se glisse subrepticement un personnage. Il se confronte timidement à cet univers d’objets. Puis, une ville surgit. Le personnage y déambule et sa vision, en mouvement, éclare et morcelle le décor.
Des futuristes avaient déjà exploré cette voie. Je m’y engouffre, trop content d’y retrouver mes fils conducteurs.
Depuis quelque temps, les objets ont presque disparu.
L’être humain accapare l’espace de la toile, tantôt mendiant déjanté, tantôt danseuse fragmentée et son moteur interne jaillit et se répand.
Quelle sarabande.

 

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Entretien avec Jean-Luc Chalumeau
Octobre - Novembre 2004

JLC. A certains moments de ta vie de peintre, tu écris des réflexions sur un cahier, pour toi-même. Elles ne sont pas destinées à être publiées, pas même à être communiquées à des personnes de ton entourage. Il n’est peut- être pas inutile de donner la teneur de quelques unes de ces réflexions, au moment où nous allons essayer de faire le point sur ton œuvre, juste avant l’organisation de ta rétrospective. Je te propose de lire, par exemple, quelques pensées jetées en vrac en 1972.
MT. J’ai énormément de difficulté à faire vivre la toile en ne me servant finalement que d’objets inertes comme unique thématique : pour qu’une toile vive, il faut qu’elle soit animée d’une pulsion, et l’on pourrait penser que des éléments venus du monde biologique soient nécessaires pour y parvenir. Mais cette pulsion, je sais que je peux l’obtenir en mettant en tension les objets entre eux par le simple fait de la distance juste et de la position juste qu’ils ont les uns par rapport aux autres.
Si je sortais du domaine de la peinture pour entrer dans celui de la troisième dimension, je voudrais donner aux gens qui sont dans la rue une sensation d’inquiétude en dérangeant leurs habitudes visuelles. Je disposerais par endroits, par exemple, des « bornes d’interrogation », sortes de sculptures pseudo-fonctionnelles dont on ne saurait pas si ce sont des bornes à incendie, des fontaines ou autre chose. Ou bien je dérangerais l’ordre des alignements de lampadaires sur une autoroute...


JLC. Tu rejoignais là la pensée de Braque qui disait : « si l’art n’inquiète pas, qu’est-il ? » En 1972, tu exprimais des doutes par rapport à la notion d’avant-garde et tu ne craignais pas d’évoquer des « valeurs intemporelles », vingt ans avant la fameuse polémique sur l’art contemporain. Tu te souviens que ce sont des polémistes très hostiles à l’avant-garde, Jean Clair ou Marc Fumaroli qui ont réclamé au début des années 90 le retour des valeurs intemporelles. Or je sais que tu n’appartiens pas du tout à ce camp là. Ne crains-tu pas que l’emploi de ce vocabulaire te fasse classer « conservateur » voire « réactionnaire » ? Or ta peinture n’est évidemment pas réactionnaire du point de vue formel, comme peut l’être celle des peintres académiques qui subsistent aujourd’hui. Je pense plutôt que ton art se caractérise par des prises de liberté parfois iconoclastes.
MT. En fait, j’ai toujours eu une tendance naturelle à chercher une harmonie dans la composition et cette tendance a été confortée par mon passage chez André Lhote, mais je lutte sans cesse pour contrer cette tendance par peur d’un trop grand classicisme et pis, d’une peinture décorative. Lhote était un grand pédagogue et j’ai beaucoup appris chez lui, notamment les notions de couleurs chaudes et couleurs froides, également tout ce qui se rapporte aux lignes de force, le squelette de la composition, les résultantes etc. .. Mais en même temps, il y avait dans cet atelier, d’abord, le risque de refaire du Lhote tant son emprise était grande et puis ses principes étaient trop basés sur une géométrie aboutissant à une composition « à la française ». J’ai senti assez vite que cela favorisait une pente naturelle que je m’acharne depuis à combattre. Il me semble que ce qui peut engendrer cette « vie du tableau » après quoi tout peintre est sensé courir, ne peut être obtenu que par des ruptures, des tensions et finalement un équilibre instable, une mise en danger comparable à ce que l’on ressent en observant le danseur qui semble être au bord de la chute lorsqu’il est sur une seule pointe, ou encore le plongeur avant d’entamer son saut.

JLC. Et après les six mois chez André Lhote, tu as continué ailleurs ?
MT. J’ai voulu entrer à l’école des Beaux-Arts, mais c’était davantage pour bénéficier d’un sursis – je n’avais pas envie d’aller faire la guerre en Algérie – que pour l’enseignement de l’école. J’ai réussi toutes les épreuves du concours d’entrée, mais quand il a fallu que je montre mes travaux, évidemment très marqués par le cubisme de Lhote, le jury m’a immédiatement recalé ! Du coup, je suis parti pour l’Algérie puis, pour compléter ma formation au retour, j’ai fréquenté l’atelier de Lapoujade, où j’ai appris pas mal de choses, souvent en contradiction avec l’enseignement d’André Lhote d’ailleurs : la gestualité par exemple.

JLC. De quand date ton entrée dans la vie d’artiste ?
MT. Mon premier vrai contact avec le monde professionnel s’est fait au début des années 60 par le critique Jean-Jacques Lévêque qui était responsable de la galerie Le Soleil dans la tête, rue de Vaugirard. C’est là que j’ai rencontré Rancillac, Voss, Télémaque et d’autres. J’ai immédiatement senti qu’il y avait des atomes crochus entre la bande de ceux qui allaient constituer la Figuration narrative et moi. Mais en même temps, j’étais gêné par le côté pop de leur démarche que, tout en l’appréciant, je ne pouvais adopter. Je n’ai jamais renoncé à l’idée qu’il est nécessaire de transformer l’objet représenté et donc, je n’ai jamais pu me joindre complètement à un courant qui faisait un si large usage de la photographie et peignait les objets de manière directe.

JLC. Tu es allergique aux techniques de report photographique ?
MT. On peut dire comme cela: c’est complètement instinctif ; je n’ai jamais pu franchir ce pas là. Et pourtant je me rendais parfaitement compte que ce que faisaient mes amis était intéressant, nécessaire même face à l’emprise de l’abstraction à l’époque, et que c’était bien de constituer un groupe. De ce seul fait, ils pouvaient plus facilement exposer. Des solidarités jouaient... Mais il m’était impossible de les rejoindre, ma peinture fonctionnait de manière vraiment trop différente, ce qui me condamnait à une certaine solitude. Je suis toujours resté à la lisière de la Nouvelle figuration.

JLC. Humainement parlant, tu n’es pas solitaire ; le nombre de tes amis le prouve, mais artistiquement c’est donc ton besoin de pratiquer une peinture personnelle, sans concession d’aucune sorte, qui t’a coupé des autres.
MT. Peut-être.

JLC. Ce qui peut vouloir dire aussi que tu n’es pas de ceux qui formalisent leur travail avant de commencer à peindre.
MT. C’est vrai, je suis capable d’analyser des tas de choses dans mon travail, mais seulement après avoir fait le tableau. Avant, il n’en est pas question. J’ai besoin d’une impulsion sous la main et dans les yeux avant que cela n’entre dans ma tête.

JLC. J’ouvre ton cahier à la date du 7 novembre 1974 et je vois un projet de « réponse à Templon ». Qu’avait-il donc fait pour susciter la rédaction de ce texte ?
MT. Il avait publié un article, sans doute dans Art Press qu’il venait de co-fonder deux ans plus tôt, pour expliquer que la peinture était caduque. Il condamnait aussi bien les abstraits des années 50 que les figuratifs des années 60. Lui-même exposait alors des conceptuels.

JLC. Je me souviens en particulier de la « Chaussée des Géants » par Titus-Carmel dans la petite galerie de Daniel Templon, rue Bonaparte. Il n’y avait qu’un petit appareil censé diffuser l’odeur de varech de ce coin célèbre de la côte irlandaise. Titus-Carmel avait renoncé à montrer ses excellents dessins d’ancien élève de l’Ecole Boulle pour endosser l’uniforme des conceptuels. Il avait compris que c’était déjà une bonne manière de se faire une place dans les réseaux de l’art.
MT. Oui, ce qui marchait à ce moment là était forcément cérébral : c’était aussi le cas de Support/Surface, et Templon expliquait en gros dans son article que ce qui n’était pas cérébral n’avait aucun intérêt. J’avais voulu réagir à cela.

JLC. Il faut donc citer ce que tu écrivais alors, car je soupçonne que c’est toujours le fond de ta pensée.
MT. Ce ne sont que des notes jetées de manière télégraphique. Il y a pour commencer les mots terrorisme et cuistrerie : j’étais vraiment en colère. « En matière d’art, écrivais-je, il n’y a pas de principes, sauf peut-être un : le principe de plaisir », si je peux reprendre ce terme psychanalytique dans un sens très personnel qui correspond également aux tourments inhérents à la création. Et aussi : « Ce que Templon appelle le ‘purin’ représente l’irrationnel ». Oui, il qualifiait l’ensemble de ce qu’on appelle la « peinture- peinture » de ‘purin’. Ce n’était pas acceptable. Et puis il y avait cette tendance à remplacer l’image par le mot, à intellectualiser.

JLC. Je vois aussi dans tes notes que tu cites Martin Barré. Sa peinture abstraite géométrique - minimaliste était loin de la tienne, mais je crois que vous aviez tous deux de grandes affinités ?
MT. C’était un ami très proche.

JLC. C’était un homme extrêmement méthodique, très rigoureux, qui évidemment pensait précisément à ce qu’il allait faire avant de réaliser.
MT. Il était effectivement le contraire de moi.

JLC. Et tu le comprenais très bien tout de même. Je me souviens avoir été présent dans ton atelier alors qu’il t’appelait au téléphone... Je rappelle avant de raconter l’anecdote que l’essentiel de sa méthode consistait à poncer après séchage les couches dont il avait recouvert des motifs géométriques, de manière à faire tout juste affleurer ces motifs, comme en palimpseste. Eh bien tu lui dis quelque chose comme « Salut Martin, qu’est- ce que tu fais en ce moment ? » On entend qu’il te répond sobrement : « je ponce ». Et toi, du tac au tac: «Ah oui , je ponce donc je suis » ! Son être était en effet totalement engagé dans cette affaire de ponçage. D’un jeu de mot, tu avais mis à nu l’essence de sa démarche. C’était il y a au moins vingt ans, et tu vois, ça m’a marqué.
MT. Martin Barré m’a influencé vers 1975, à un moment où j’en avais assez de peindre des objets : les écrans, les moteurs à explosion et toutes ces choses qui se trouvaient dans ma peinture depuis quelques années. Martin, à travers sa discrétion et même sa timidité, avait une autorité incroyable. C’est lui qui m’a poussé à sortir de la figuration. J’ai commencé à pratiquer une peinture presque abstraite, au tire-ligne. C’est un des rares moments de ma vie où j’ai essayé une peinture de nature quelque peu réflexive : je réfléchissais à ce que j’allais faire avant de travailler, plutôt qu’après, ce qui était très nouveau pour moi. Je me posais la question de savoir ce que c’est qu’une sinusoïde, une courbe, un cercle ou un carré posés sur un fond : comment cela s’organisait- il ? C’étaient évidemment là des questions constantes de l’histoire de la peinture.

JLC. C’est sans doute aussi le moment de ta carrière où tes tableaux ont laissé clairement apparaître le soin mis à les exécuter.
MT. Sans doute, mais déjà auparavant, les tableaux sur les thèmes mécaniques étaient très précis. C’est beaucoup plus tard que j’ai voulu sortir de cette technique marquée par la précision. En tout cas, Martin Barré est à l’origine d’une série en effet particulièrement rigoureuse que j’ai appelé Eléments. Elle a duré trois ou quatre années à partir de 1975. C’était une plongée, une incursion dans le rationnel alors que, comme je l’ai dit à propos des déclarations de Templon qui m’avaient énervé, je crois à la nécessité d’une certaine part d’irrationalité dans l’art. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui ne le conçoivent que totalement rationnel.

JLC. Pourquoi trois ou quatre ans ?
MT. Je ne sais pas. C’est sans doute le délai au bout duquel mon naturel devait revenir au galop. C’est d’ailleurs en prenant le papier comme support du dessin que je suis allé vers ce qui est plus fluide, plus gestuel, plus libre.

JLC. La période « rationnelle » est aussi caractérisée par des teintes sourdes. Au moment de ce retour de la liberté du geste, il y a aussi irruption de couleurs plus éclatantes.
MT. Si l’on parle de couleur, jusqu’aux années 80 j’utilisai toujours des tons rompus : mes couleurs étaient mêlées à du blanc. Il était très rare que j’utilise des couleurs franches. Après la période géométrique, que j’appelle aussi métonymique, dans laquelle la partie représentait le tout, je suis revenu à quelque chose de plus libre, sur papier de préférence, lequel garde plus facilement la trace du geste. J’avais jusqu’alors travaillé avec des aplats, des formes précises, et j’entrais désormais dans le domaine de la gestualité. J’avais envie de savoir ce qui se passait quand je déposais une trace de crayon sur le papier, puis une trace de pinceau. C’était une incursion dans l’impressionnisme, en fait. Le problème, pour moi, était de répondre à la question : « comment garder la fraîcheur ? » Chez les impressionnistes, il y avait cette fraîcheur de touche expressive.

JLC. Je ne m’attendais pas à ce que tu fasses référence aux impressionnistes. Ton souci de rationalité combiné avec une lutte contre cette même rationalité par la liberté de la touche m’aurait plutôt fait penser à Cézanne (il est vrai que John Rewald rangeait Cézanne parmi les impressionnistes). Je lis d’ailleurs dans tes notes de mai 1975 des lignes qui semblent conforter cette idée.
MT. Sûrement, mais plutôt que Cézanne, je verrais davantage un rapport avec Kandinsky qui, en tout cas dans sa période pré-géométrique, procède de façon gravitationnelle en faisant tournoyer des formes autour d’un centre originel. Je me suis d’ailleurs rendu compte récemment en voyant la série des moteurs à explosion que ce thème comportait en lui-même cette idée qu’en somme un moteur est le centre énergétique d’un ensemble d’éléments gravitant autour de lui.

JLC. D’où vient ce besoin constant chez toi de « faire le point », comme par exemple en juin 1975 : « essayons de faire le point » écris- tu une fois de plus. Tyszblat, ne serait-ce pas le peintre qui, alors que tout paraît simple, découvre régulièrement qu’en fait tout est compliqué et qui éprouve l’angoisse si bien décrite par Lévi-Strauss à propos de l’écrivain devant sa page blanche, muni de signifiants simples, mais qui a le vertige devant la masse infinie des signifiés possibles ? C’est tout le problème du signifiant flottant, qui existe aussi en peinture.
MT. Il est vrai que devant la vastitude des possibilités en art, on se sent parfois accablé ! La seule chose qui m’a sauvé, jusqu’ici, et ce doit être vrai pour tous les autres artistes, c’est le désir de peindre qui résiste à tout. Sinon il n’y a évidemment qu’à se flinguer ! En juin 1975, j’écrivais ceci : « Je crois qu’on arrive à la fin d’une période d’environ un siècle où la peinture a cherché à renouveler entièrement son vocabulaire et à reculer les limites de ses possibilités expressives. C’était parfaitement nécessaire et justifié. Peut-être est-il temps de métaboliser ce prodigieux enchaînement et ces expériences, de sortir du cadre de la recherche et voir ce que l’on peut en faire. On sait désormais que tout est possible formellement. Donc je vois trois possibilités : 1) 2) 3)
Continuer à chercher au cas où l’on ait oublié quelque chose Faire une tabula rasa consistant à partir de zéro (Support/Surface) Mettre ce que l’on sait au service d’un témoignage modeste mais personnel sur le monde dans lequel on vit avec toutefois une intention dynamique. Le simple recensement des objets qui nous entourent ne peut être suffisant, voir le pop art. L’aspect trop direct de la représentation pop ne me convient pas, même si j’admire la plupart des artistes de cette tendance ainsi que les tenants de la Nouvelle figuration dont tu es disposé à me considérer comme en faisant quelque peu partie.
« Qu’est-ce que j’essaye de faire ? Le peintre dispose à la fois d’une réserve culturelle presque infinie et, en même temps, il est terriblement limité par son être propre (ses faiblesses techniques, ses inhibitions). Il est donc écartelé entre le désir d’être à la hauteur de ses prédécesseurs (le passé) et le peu de moyens dont il dispose pour le faire. Ceci n’est pas une excuse, mais la raison pour laquelle chacun doit œuvrer dans un domaine restreint, ce qui lui permet, par un procédé métonymique bien connu, d’exprimer le tout par une partie. Je me suis consacré depuis quelques années à l’étude des rapports de tous ordres qui pouvaient s’établir entre le monde technique et l’individu. Mon instinct m’a porté pour cela à utiliser l’expédient d’une certaine déformation de l’apparence du réel. Pourquoi ? Parce que je pense que la reproduction exacte du réel, outre qu’elle n’a picturalement plus de sens depuis l’avènement de la photo, procède d’une démarche de constat et ne peut déboucher sur rien d’autre qu’elle-même. Qui dit évolution dit finalement déformation et transformation de ce qui existe précédemment me semble-t-il. »


JLC. Dirais-tu encore cela aujourd’hui ?
MT. Oui. Je constate naturellement qu’il y a de belles réussites dans la peinture de constat. J’aime beaucoup ce que font Bernard Rancillac, Télémaque, Erró et Klasen, mais j’ai besoin de plus d’interprétation formelle.

JLC. Pas de peinture de constat, simple ou pas simple, mais des déformations nécessaires : prenons acte de ce que tu crois, et constatons que tu es resté exempt de toute influence du surréalisme ?
MT. Peut-être pas complètement. C’est compliqué tout ça. Parce que, au fond, dans mes toiles sur les moteurs ou les télévisions qui flottent dans l’espace, il y a quelque chose de surréalisant.

JLC. Certaines de tes compositions de 1974 sur le thème du moteur font en effet penser à la Mariée de Duchamp de 1912, toile cubo- futuriste mâtinée de surréalisme. Ton travail est nourri de matériaux très divers.
MT. J’espère simplement avoir pu produire un travail personnel avec tout cela.

JLC. Rassure-toi de ce côté là. Tes tableaux sont bien des Tyszblat, reconnaissables comme tels au premier coup d’œil, et ne peuvent être confondus avec rien d’autre à ma connaissance.
MT. Et c’est vrai que je réalise en te parlant que je suis redevable au futurisme, au surréalisme, au dadaïsme et même au pop art... ça fait beaucoup non ?

JLC. Tu travailles dans un champ de recherche vaste, mais tout de même limité. Tu ne t’inquiètes pas de transgresser les limites de ton art, voire de l’art en général ? Ceux qui ont fait des choses importantes n’ont-ils pas franchi les limites qui étaient considérées en leur temps comme les limites de l’art ?
MT. C’est vrai, mais ceux qui ont vraiment franchi les limites, ce sont les génies, et il y en a très peu par siècle. J’essaye bien entendu de franchir mes propres limites chaque fois que je fais un tableau, et le problème, c’est d’y parvenir... De toute façon personne ne sait qui franchit réellement les limites. Il faut du temps : on ne le sait que plus tard. Quand je pense à ça, je ne m’inquiète pas trop, parce que, encore une fois, il y a en moi le désir de peindre. S’il n’était pas là, ce serait terrible. La seule pensée de la difficulté de la peinture serait tétanisante. Et le spectacle de certains de ceux qui, aujourd’hui, jouent le rôle du « grand artiste », au moins en termes de prix sur le marché, alors qu’ils n’ont pas de mémoire, serait désespérant. Je pense notamment à Jeff Koons, dont les objets kitch valant si cher ne sont que des emprunts tout droit venus du dadaïsme, ce dont personne ne paraît se rendre compte. Ce que je reproche à beaucoup d’artistes dits contemporains et à ceux qui s’émerveillent devant des choses déjà archi-faites dans le passé, c’est l’amnésie. Quand on se promène rue Louise Weiss, on ne voit guère que des choses qui ont déjà été faites il y a longtemps, à ceci près que c’est présenté et commercialisé autrement, et qu’apparemment, il n’y a plus que cela qui compte. Mais je suis disposé à croire que certains de ceux qui jouent ce jeu là sont tout de même de véritables artistes, obligés de faire autre chose que de l’art pendant un temps pour satisfaire aux exigences du marché.

JLC. Revenons à toi et aux années 70. Tu parles dans tes notes du « semi-échec » de ton exposition de 1978. Pourquoi semi-échec ?
MT. C’était l’exposition des Eléments, galerie de Seine. J’écrivais aussitôt après : « Je suis maintenant convaincu que la peinture iconique ne m’apporte plus rien. Par ailleurs n’a-t-on pas été aussi loin que l’on pouvait aller dans le domaine de la non-représentation : Malévitch, Klein et toute la cohorte des monochromes. La logique voudrait que l’on tire un trait sur la peinture et que l’on aille planter ses choux. Pourtant il est hors de doute que quelque chose nous pousse encore à peindre. Alors, alternative :
1) Mettre quelque chose sur une surface plane et encourir le risque * de retomber dans le système iconographique, * si on accepte en toute conscienc d’y retomber, de refaire ce qui a déjà été fait, * si dans le meilleur des cas on est original, pécher par mégalomanie, tomber dans le piège du succès avec tous les corollaires, comme l’académisation...
2) Ne rien mettre et tomber dans l’autre piège, celui de l’intellectualisation à outrance, celui du concept pur et de la redite.
J’adopte la première solution, la difficulté n’est pas mince, elle consiste dans un premier temps à me débarrasser de vingt dernières années de travail, ce sont des adhérences qui ont la vie dure. Mais le plus dur va être de naviguer entre les îlots des grands exemples sans craindre de les contempler et de les comprendre tout en les maintenant à distance. C’est plus dur de faire ça à quarante ans qu’à vingt, mais il est possible qu’un peu d’expérience aide... »


JLC. Maintenant que tu as plus de quarante ans, tu es toujours dans cette alternative, et tu gardes la première solution. Il me semble que tu l’assumes fort bien.
MT. De toute manière, je ne peux pas faire autrement.

JLC. La peinture est en quelque sorte plus forte que toi. C’est réellement une personne qui fait partie de ta vie et qui a ses exigences.
MT. Plus le temps passe et plus c’est hors de doute. Dans un autre texte, non daté, mais qui est des années 70, j’écrivais : « je pense de plus en plus que l’essentiel est de faire apparaître du sens. Alors que l’on pourrait penser a priori que ce sens ne puisse provenir que d’éléments signifiants (signes, objets, personnages...) je me dis que ces éléments sont loin d’être suffisants et je me demande si ce n’est pas la façon dont ils sont décrits, réalisés, juxtaposés qui prévaut sur leur simple existence. D’où vient que lors de l’élaboration d’un dessin ou d’une toile, ce n’est qu’à un moment M que l’œuvre se met à vivre ? Jusque là, ce n’était encore qu’un bloc inerte, mais est venu l’instant où deux attitudes étaient possibles : ou jeter, ou s’accrocher. Et si je m’accroche, à nouveau deux hypothèses : ou bien les choses ne font qu’empirer, ou bien, comme par magie, la toile s’anime, et force est de constater que ce n’est pas à un surcroît de signifiant que je suis parvenu, mais à l’apposition d’un petit bleu ou d’un petit rouge quelque part...

JLC. Eh oui, toujours, et pour tout peintre, c’est la grande affaire du petit pan de mur jaune. La peinture est vraiment ton désir, ton plaisir, et c’est quand même toujours difficile d’aller jusqu’au bout.
MT. Ce que j’ai essayé de dire et que je crois toujours, en effet, c’est que le sens vient davantage d’un mystérieux accord de couleur – merci pour ta flatteuse référence à Vermeer – que de la signification des éléments représentés.

JLC. Pour reprendre une distinction fameuse de Georges Didi-Huberman, tu es typiquement un peintre qui recherche, entre ce qui est de l’ordre du visible et qui te laisse toujours insatisfait, et ce qui est de l’ordre de l’invisible et qui est pour toi trop théorique, autre chose qui est baptisé le « visuel ».
MT. Prenons les Femmes d’Alger de Delacroix. A première vue on est en plein dans le visible, l’anecdote est claire, évidente, voire triviale. Mais ce qui donne de la vie et du sens, n’est-ce pas cet enchantement de la couleur jubilante, cette suavité de la matière et de la touche pré-impressionniste, ce léger décalé du cadre comme l’a également utilisé Degas, et cette liberté décontractée dans la composition. Si c’est ça le visuel, alors je suis pour le visuel effectivement.

JLC. Gilbert Lascault a judicieusement réparti ton œuvre en « îles », mais il a oublié la première période, vers 1965-66, qui était abstraite. Est- ce une volonté de ta part d’occulter cette partie de ton œuvre ? Tu avais été classé par Georges Boudaille, dans sa préface à ton exposition de 1966 galerie Daniel Templon, au sein du « lyrisme contemporain » : est-ce que tu souhaites oublier ce moment de ta carrière ?
MT. Il est vrai que j’ai eu un certain retard à l’allumage. A l’instant où Rancillac et Voss, par exemple, passent à la figuration après avoir été eux-mêmes abstraits, moi je le suis toujours ! Ma rupture avec l’abstrait a suivi la leur de deux ans. Je m’en veux un peu de tendre en effet à gommer ces deux ans, mais par souci de vérité je mentionne tout de même cette première période, abstraite, dans mes catalogues de rétrospectives.

JLC. Tu n’as pas à t’en vouloir. Ce qui serait discutable, ce serait d’antidater tes œuvres et de prétendre par exemple que ton tableau Mickey c’que c’est ? de 1968 a été peint en 1965. Cela ne t’es jamais venu à l’esprit et tu es donc parfaitement libre de laisser de côté ce qui ne ressemble plus à ta sensibilité, de même que des écrivains ôtent de leur bibliographie un premier livre qu’ils jugent dépassé. Pour rester à ce Mickey, tu ne pouvais pas ne pas savoir que ton ami Rancillac faisait aussi des Mickey à ce moment là ?
MT. Bien sûr. C’était pour moi une manière de prendre le train en marche. Les Mickey de Bernard m’avaient beaucoup plu, et les reprendre à mon compte était probablement une façon de dire avec force que ma peinture n’avait plus rien à voir avec l’abstraction lyrique.
Je me suis mis à utiliser les aplats colorés et des formes issues de l’observation de certains objets, avec des couleurs vives. Tout cela me rapprochait de la Figuration narrative.


JLC. Il t’avait fallu mûrir.
MT. Eh oui, je suis un lent !

JLC. Voyons plutôt les choses positivement : je constate que c’est précisément parce que tu prends ton temps que tu n’as jamais été à la remorque de la mode.
MT. Oui mais je m’intéresse tout de même beaucoup à l’actualité artistique. Je ne suis pas du tout un peintre de la tour d’ivoire : j’ai besoin de savoir ce qui se passe autour de moi. Mais je n’intègre certaines des nouveautés qui m’intéressent qu’à un rythme moins rapide que chez certains confrères. C’est peut-être parce que je suis partagé : je suis intéressé par ce qui se passe, d’une part, et je m’en méfie, d’autre part. Le résultat est que je n’entre pas vraiment dans le système alors même qu’il y a osmose entre lui et moi.

JLC. En 1968 toujours, tu peins Gepetto chez les pastilles. A ce moment, tu sembles privilégier les fonds clairs. Plus tard il y aura des fonds sombres, franchement noirs. Dans ce tableau, les formes sont très nettes, très découpées, un peu à la manière des motifs découpés de la dernière période de Matisse, sur un fond ivoire absolument uni. Tout est parfaitement agencé. On a l’impression que tu n’as pas encore pris le parti de te méfier du risque d’effet décoratif. Devant ce Gepetto, je pense à Boogie-Woogie de Mondrian : nous sommes dans une phase très musicale de ta peinture. C’est le tableau d’un musicien : il ne faut pas oublier que tu es toi-même pianiste. Je crois qu’il y a toujours quelque chose de musical dans tes œuvres.
MT. C’est tout à fait vrai.

JLC. Après cette île intensément musicale, voici l’Île des yeux des télévisions. Nous sommes en 1973. Pourquoi des téléviseurs ?
MT. Leur fonction d’abord, cette emprise qu’ils avaient sur la vie quotidienne, le côté œil de cyclope également me fascinait. J’avais d’ailleurs appelé une toile « Tecyleclop ».
Et puis leur forme, cet aspect lisse, parfait que je voulais transfigurer d’une manière prémonitoire d’ailleurs, car bien des années après les « mac » actuels leur ressemblent beaucoup. Je voulais également que le mode de représentation soit en accord avec ce côté précis des objets industriels : les téléphones, les fers à repasser etc.


JLC. C’est peut-être en fonction de cette intention que tu es passé de la peinture à l’huile à la peinture glycérophtalique ?
MT. Oui, cela me permettait d’avoir un « fini » proche de la perfection industrielle.

JLC. Je remarque que cette série a été présentée par un texte de José Pierre. Or ce critique était à la fois très proche du surréalisme et l’auteur d’un dictionnaire du pop art où il t’a d’ailleurs placé, en 1971, en notant que « plus que Peter Saul, on se rapproche ici de l’euphorie d’un Oldenburg. » Il ajoutait : « Mais le raffinement doux et nacré des laques n’appartient qu’au seul Tyszblat. »
MT. Je reconnais qu’à cette époque il y avait dans ma peinture à la fois une sorte de poétique des formes un imaginaire proche du surréalisme, et en même temps, dans la description de ces formes, une méthode parente de celle de certains pop artistes. Il y avait bien chez moi une jonction assez évidente entre ces deux sensibilités.

JLC. La référence à Oldenburg, le spécialiste pop des formes molles, organiques, convient bien en effet.
MT. Chez Oldenburg, c’est aussi la notion d’humour qui m’intéresse. Il y a sans doute moins d’humour visible dans ma peinture, mais il y en a, et j’espère qu’il est perceptible.

JLC. L’Île des moteurs naît en 1974. Les moteurs à explosion sont traités au polyuréthane, il y a une raison ?
MT. Oh, ça n’a pas grand intérêt. Le polyuréthane était plus facile à travailler que le glycérophtalique qui est plus épais et plus difficile à étaler. Mais le résultat est à peu près le même.

JLC. Et le fait que les fonds sont souvent noirs est-il lié à un sentiment d’angoisse. Ces moteurs doivent-ils être perçus comme menaçants ?
MT. Le problème du fond noir est un faux problème. C’est une formule pour obtenir que les formes se détachent avec le maximum de netteté. Le noir comme le blanc employés pour les fonds n’ont pas de signification psychologique. Ce sont des moyens picturaux. Quant à l’angoisse, je cohabite avec elle depuis longtemps, et je veux bien admettre que les moteurs, qui sont des répertoires de formes industrielles proches des précédentes, sont par ailleurs également des tripes, comme l’intérieur de l’homme. C’est quelque chose qui a à voir avec tout ce que l’on porte en soi, qui se heurte aux parois. C’est l’expression d’un nœud au sens d’une difficulté.

JLC. Ces moteurs ont en effet un aspect très organique. Il y a des morceaux de tuyaux qui pourraient aussi bien être des morceaux de boyaux. Ils ont des allures de bloc organique autant qu’un aspect de totalité mécanique.
MT. Oui, l’enchevêtrement m’intéresse, mais j’essaie aussi de faire en sorte que chaque moteur soit comme un personnage. L’espace est fermé, mais au fond on distingue souvent une porte ouverte : un cadre classique en somme. Le moteur ne se situe pas dans une carrosserie mais dans un environnement humain. Il n’est pas comprimé, il se meut comme une figure. Il y a certainement là une relation avec le surréalisme, et en même temps le moteur est peint d’une manière qui se rapproche du pop art.

JLC. Toujours la jonction entre deux inspirations. C’est une de tes périodes les plus recherchées par les amateurs, m’a-t-on dit. En 1977, tu extrais de l’univers mécanique quelques boulons, quelques écrous, et c’est l’Île des écrous et des éléments qui commence. Le type de perfection formelle visé semble se rapprocher de l’abstraction, mais une abstraction géométrique et non plus lyrique. Tu travailles sur un carroyage très systématique, même s’il est rompu pour partie, effacé par places. Il y a une rupture formelle forte par rapport à l’île précédente.
MT. Il faut que j’évoque ici à nouveau Martin Barré. Dieu sait si nous travaillions dans des directions différentes, lui dans une abstraction pure et dure, moi plutôt dans le mélange des genres. Vers 1975 j’éprouve le besoin de remettre en cause mon travail précédent, et j’en parle beaucoup avec Martin. C’est lui qui me suggère d’abandonner tout ce qui chez moi est à ses yeux trop directement figuratif. Il ne le dit pas naturellement pas comme ça, mais à sa manière très personnelle, doucement et comme sans avoir l’air d’y toucher. J’en sors renforcé dans mon besoin d’explorer une autre voie. Je traverse comme cela une période de deux ans très difficile, avant d’arriver, en 1977, à un moment où les choses se décantent. Ce cheminement a abouti à la période des Ecrous et des éléments.
Je considère alors que la peinture consiste à poser des éléments sur une surface bi- dimensionnelle. Il y a toujours un fond, et sur ce fond des choses en un certain ordre assemblées comme l’avait si bien dit Maurice Denis. J’ai réfléchi sur le type de formes que l’on retrouvait de manière récurrente dans ma peinture et je me suis rendu compte qu’il y avait des aplats, des choses qui s’apparentent au cercle, à la ligne, à la sinusoïde, au carré, au rectangle, et puis des formes plus ou moins complexes. J’ai ainsi répertorié six ou sept formes que j’ai posées sur des fonds. Tout ce qui était du fond était carroyé par des verticales et horizontales engendrant des rectangles d’une certaine dimension. Toutes les formes posées sur ce fond étaient elles-mêmes carroyées par des verticales et horizontales, mais d’une autre dimension. D’où des décalages voulus entre les deux systèmes. D’où une peinture très différente de celle que je faisais jusqu’alors. Malgré le côté un peu sec et froid de cette démarche, j’avais le souci qu’il y ait du sens, de la vie... disons de l’émotion pour parler de manière psychologisante. J’ai essayé de me prouver que cela ne pouvait venir que de la façon dont ces éléments étaient disposés les uns par rapport aux autres, de la manière dont ils entraient en tension réciproque. C’était en quelque sorte un problème de magnétisme. Il fallait que ces tensions engendrent de la vie. Cette peinture, à vrai dire, correspondait à un effort de ma part, elle ne me correspondait pas vraiment : il y avait trop de sécheresse, de froideur... J’ai besoin de plus de chaleur. Cela dit je ne renie pas du tout cette série des Eléments, je crois même qu’il y a quelques tableaux réussis, et je suis content de l’avoir faite.


JLC. L’île suivante est dénommée l’ Île des rues. Elle commence en 1985. Qu’est-ce qu’il y a eu entre elle et les Ecrous et éléments de 1977-1978 ?
MT. Après cette période d’ascèse, j’ai essayé de revenir à quelque chose de plus chaleureux, et c’est par le travail sur papier que j’y suis parvenu. Pendant plusieurs années il n’y a eu aucun tableau, mais uniquement des peintures sur papier. Au début des années 80 j’ai peu exposé. Je cherchais autre chose, qui a fini par venir en 1985 avec les rues. Ces rues comportaient au moins un élément transgressif par rapport à tout ce qui précédait : il y avait apparition de l’homme. La figure humaine avait été complètement absente de ma peinture jusque là, comme si je n’osais pas. L’apparition est d’abord subreptice, elle s’opère parmi des objets qui ne s’étalent plus dans un espace fermé, mais dans un espace ouvert, urbain.

JLC. Ce sont des paysages, et les personnages qui les traversent n’ont pas de visage.
MT. Ces figures sont objectivées : ce sont des humains traités de la même manière que des objets. On pourrait parler de sculptures humaines faites de la même matière que les objets qui les entourent.

JLC. En 1990 arrive l’ Île des portraits, où une certaine gestualité est introduite.
MT. Les personnages sont toujours entourés d’objets. Il y a également des portes et des fenêtres comme dans la série des moteurs.

JLC. Il me semble que, pour la première fois, tu essayes de mettre en place des formes partiellement inachevées. Il y a ici et là des inaccomplissements volontaires. Un principe de déconstruction semble à l’œuvre...
MT. Jusque là, j’avais travaillé dans la précision. C’est alors que je commence à la remettre en question par des coups de pinceau furtifs et non contrôlés. C’est le résultat des travaux sur papier. La touche était d’ailleurs plus évidente encore sur le papier. Dans les Portraits, je ne parviens pas encore complètement à ce que je voudrais introduire de gestuel, mais c’est une amorce et on peut parler de période transitoire. Il y a des objets précis, une présence affirmée de l’homme, et une manifestation de mon désir d’obtenir plus de vibration.

JLC. Ces portraits ne sont-ils pas aussi des autoportraits ?
MT. Je crois qu’à travers toute l’histoire de la peinture, quand un artiste fait un portrait, c’est d’une manière ou d’une autre son propre portrait.

JLC. Ces visages ne sont pas identifiables. Ce sont des figures anonymes, et pourtant elles sont nommées « portraits » : ces portraits ne seraient donc là que comme genre de la peinture ?
MT. Probablement j’aime jouer avec l’ambiguïté.

JLC. En 1995 ce seront les Grotesques. Tu choisis volontairement un mot désignant un type de forme bien répertorié et daté dans l’histoire de la peinture. Un choix qui ne doit pas être tout à fait innocent.
MT. Je fais en effet implicitement référence à Daumier et à un genre en honneur au milieu du XIX e siècle. Mais ce qui est important, c’est que, pour la première fois, je peins au fil du pinceau. Je ne fais plus de dessin préparatoire : je prends ma toile et j’y vais carrément. Il faut que ça passe ou que ça casse. Il y a donc un rapport certain avec l’expressionnisme, mais qui n’est pas volontaire.

JLC. Il est intéressant d’observer qu’à travers de multiples ruptures radicales, il y a cependant toujours un «style Tyszblat». Entre les Eléments influencés par Martin Barré et les Grotesques, il y a un gouffre, et cependant les deux séries sont fortement reliées entre elles par ta patte dont je m’aperçois qu’elle doit être difficile à définir.
MT. Il est vrai que lorsque j’ai eu l’occasion d’une rétrospective, ce qui est arrivé trois ou quatre fois, j’ai toujours eu peur de la confrontation de ces périodes si différentes, et j’ai constaté qu’il y avait bien un fil conducteur. Mais je ne sais pas par où ça passe.

JLC. Ce fil conducteur ne serait-il pas ton goût très raffiné de la couleur ? Chez toi, il me semblent que les couleurs ne viennent pas par hasard.
MT. Il y a toujours également des formes en volumétrie. Dans chacun de mes tableaux de toutes les époques on peut trouver des rappels de mes objets.

JLC. La série l’Île des danseuses, à partir de 2000, présente plutôt des morceaux de danseuses. On a l’impression que c’est moins la danseuse qui t’intéresse que son mouvement.
MT. Exactement. Je crois que le mouvement m’était interdit par mes techniques précédentes, tout en sachant bien que des futuristes comme Severini avaient cherché le mouvement avec des formes très strictes, des aplats etc. Maintenant, la gestualité me le permet.

JLC. Elle semble exercer une sorte de pouvoir de la peinture sur le peintre, qui se laisse davantage guider par elle. On a l’impression que maintenant, la peinture est une véritable personne avec laquelle tu as entrepris un dialogue.
MT. C’est hors de doute. Et c’est même de plus en plus hors de doute. J’ajoute que dans ces danseuses, il y a rapport à l’érotisme parfois évident, qui n’est jamais décidé à l’avance, pas plus que le reste du tableau.

JLC. Par quoi commences-tu ?
MT. J’attaque au pinceau. Une forme en engendre une autre. Ce sont toujours des éléments sur un fond qui s’engendrent les uns les autres.

 

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